Alfred de Musset

 

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ll se fit tout à coup le plus profond silence,

Quand Georgina Smolen se leva pour chanter.

Miss Smolen est très pâle -Elle arrive de France,

Et regrette le sol qu'elle vient de quitter.

On dit qu'elle a seize ans. - Elle est américaine;

Mais dans ce beau pays dont elle parle à peine,

Jamais deux yeux plus doux n'ont du ciel le plus pur

Sondé la profondeur et réfléchi l'azur.

Faible et toujours souffrante, ainsi qu'un diadème

Elle laisse à demi, sur son front orgueilleux

En longues tresses d'or tomber ses longs cheveux.

Elle est de ces beautés dont on dit qu'on les aime

Moins qu'on ne les admire.  .../...

 

.../...

Ce fut sur un jeune homme à l'air dur et sévère

Qui la voyait venir et ne la cherchait pas;

Qui, lorsqu'elle emportait une assemblée entière

N'avait pas dit un mot, ni fait vers elle un pas

Il était seul, debout, -un étrange sourire-

Sous de longs cheveux blonds des traits efféminés-

A ceux qui l'observaient son regard semblait dire:

On ne vous croira pas si vous me devinez.

Son costume annonçait un fils de l'Angleterre

Il est, dit-on, d'Oxford. -Né dans l'adversité

Il habite le toit que lui laissa son père

Et prouve un noble sang par l'hospitalité

Il se nomme Tancrède. On dit que la nature

A mis dans sa parole un charme singulier

Mais surtout dans ses chants: que sa voix triste et pure

A des sons pénétrants qu'on ne peut oublier.

Mais à compter du jour où mourut son vieux père,

Quoi qu'on fit pour l'entendre, il n'a jamais chanté.

 

D'où la connaissait-il? ou quel secret mystère

Tient sur cet étranger son regard arrêté ?

Quel souvenir ainsi les met d'intelligence ?

S'il la connaît, pourquoi ce bizarre silence?

S'il ne la connaît pas, pourquoi cette rougeur ?

On ne sait. - Mais son oeil rencontra l’œil timide

De la vierge tremblante, et le sien plus rapide

Sembla comme une flèche aller chercher le cœur.

Ce ne fut qu'un éclair. L'invisible étincelle

Avait jailli de l'âme, et Dieu seul l'avait vu !

Alors, baissant la tête, il s'avança vers elle,

Et lui dit: "M'aimes-tu, Georgette, m'aimes-tu ?"

 

Alfred de Musset . Vers 1830

[Paris 1810 1857]

 

  Chronographe  anachronique (coll. Part.)

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