ITALIE

Une femme portait un enfant emmailloté; La finesse du teint, le charme du regard de cette Muranaise se sont idéalisés dans mon souvenir. Si j'eusse été Lord Byron, l'occasion était favorable pour essayer la séduction sur la misère; On va loin ici avec un peu d'argent. Puis j'aurais fait le désespéré et le solitaire au bord des flots, enivré de mon succès et de mon génie. L'amour me semble autre chose: J'ai perdu de vue René depuis maintes années, mais je ne sais s'il cherchait dans ses plaisirs le secret de son ennui.

 

(Mémoires d’outre tombe T.II 836)

 

 

FRANCE

    Dans la vallée du Rhône, je rencontrai une garçonnette presque nue, qui dansait avec une chèvre; Elle demandait la charité à un riche jeune homme bien vêtu qui passait en poste, courrier galonné en avant, deux laquais assis derrière le brillant carrosse. Et vous vous figurez qu’une telle distribution de la propriété peut exister? Vous pensez qu'elle ne justifie pas les soulèvements populaires?

(Mémoires d’outre tombe .T. II 813)

 

 

 

AUTRICHE

    En retournant à l'auberge, j'ai rencontré une petite hotteuse: Elle avait les jambes et les pieds nus, sa jupe était courte, son corset déchiré; Elle marchait courbée les bras croisés. Nous montions ensemble un chemin escarpé; Elle tournait un peu de mon côté son visage hâlé: Sa jolie tête échevelée se collait contre sa hotte. Ses yeux étaient noirs, sa bouche s'entrouvrait pour respirer.  On voyait que, sous ses épaules chargées, son jeune sein n'avait encore senti que le  poids de la dépouille des vergers. Elle donnait envie de lui dire des roses.

        Je me mis à tirer l'horoscope de l'adolescente vendangeuse vieillira-t-elle au pressoir, mère de famille obscure et heureuse? Sera-t-elle emmenée dans les champs par un caporal? Deviendra-t-elle la proie de quelque Don Juan? La villageoise enlevée aime son ravisseur autant d'étonnement que d'amour; il la transporte dans un palais de marbre dans le détroit de Messine, sous un palmier en face d'une source, en face de la mer qui déploie ses flots d'azur et de l'Etna qui jettedes flammes. J'en étais là de mon histoire lorsque ma compagne tournant à gauche sur une grande place, s'est dirigée vers quelques habitations isolées. Au moment de disparaître, elle s'est arrêtée; elle a jeté un dernier regard sur l'étranger, puis, inclinant la tête pour passer avec sa hotte sous une porte abaissée, elle est entrée dans une chaumière comme un petit chat sauvage se glisse dans une grange parmi les gerbes.

(Mémoires d’outre tombe . II 779)

 

 

 

ALLEMAGNE

    Une fois le premier mouvement d'humeur passé, le couple, flottant entre deux vins, fait bonne mine. La chambrière écorche un peu le Français, vous bigle ferme et à l'air de vous dire: "J'ai vu d’autres godelureaux que vous dans les armées de Napoléon!" Elle sentait la pipe et l'eau de vie comme la Gloire au bivouac; Elle me jetait une oeillade agaçante et maligne. Qu'il est doux d'être aimé au moment où l'on n'avait plus l'espérance de l'être! Mais Javotte, vous venez trop tard à mes tentations cassées et mortifiées; Comme parlait un ancien Français, mon arrêt est prononcé…Vous le voyez, bienveillante étrangère, il m'est défendu d’entendre votre chanson:

Vivandière du Régiment

Javotte l'on me nomme

Je vends, je donne et bois gaiement

Mon vin et mon rogomme

J'ai le pied leste et l’œil mutin

Tin tin tin

Tin tin tin tin

R'lin tin tin

Mémoires d’outre tombe

 

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